La Zone

(D’un geste à l’autre)

Martin Lamadrid

Notre travail nous confronte quotidiennement à des patients qui semblent être dans les limbes, pour ainsi dire : ni névrosés ni psychotiques. C’est un limbe où le temps semble arrêté et plus rien ne semble avoir de poids réel. Souvent, surtout dans une névrose, les symptômes fonctionnent comme ce « poids », ou cette « masse », qui donne une certaine consistance au monde. Mais dans les cas cliniques que nous appelons « hors langage », il existe une zone où les lois de la nature (ou les lois du psychisme classique) ne semblent pas fonctionner de la même façon : une zone neutre, où un événement traumatique s’est produit (l’effondrement Il s’est toujours déjà produit, disait Winnicott), où le haut n’est plus le haut, et où le bas n’est plus le bas. 

Le cinéaste russe Andréi Tarkovski représente cela dans son film Stalker, où dans un pays anonyme, il y a eu un événement catastrophique indéfini (une météorite, une guerre, un virus, personne ne le sait avec certitude, dans notre cas on pourrait dire l’événement traumatique) dans un lieu rebaptisé la Zone, un endroit extrêmement dangereux, clôturé, gardé par des centaines de soldats, où personne ne peut entrer sans risquer de se perdre ou de mourir, et où les lois de la nature ne fonctionnent plus « la zone est peut-être un système très complexe de pièges » (Tarkovski, 1979).

Le trauma n’est que cela : un événement catastrophique qui a démoli les fondations du monde, où rien ne semble fonctionner ni être régi par les lois de la physique : le passé s’incarne dans le présent, le futur n’existe pas, et le danger est constant. Cette impossibilité du trauma a été appelée par Freud « le noyau traumatique », c’est-à-dire un impossible. C’est pour cette raison que Jacques Lacan a préféré le mot « trou » à « noyau ». Ce réel impossible à signifier qui fait pourtant des ravages sur le corps en insistant sur le symbolique. D’où le jeu de mots trou-ma. Comme La Zone de Tarkovski, le trauma a souvent cet aspect de trou : un impossible à signifier, à traverser : 

« On m’a souvent demandé ce que signifiait la Zone, ce qu’elle symbolisait (…) La Zone ne symbolise rien, pas plus d’ailleurs que quoi que ce soit dans mes films. La Zone c’est la Zone. La Zone c’est la vie. Et l’homme qui passe au travers se brise ou tient bon. Tout dépend du sentiment qu’il a de sa propre dignité, et de sa capacité à discerner l’essentiel de ce qui ne l’est pas (…). Il n’y a qu’une seule réponse à donner : la Zone n’existe pas » (Tarkovski, 1979).

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L’impensé du soin et la clinique de la grande précarité: de la psychothérapie institutionnelle comme Voie de l’efficience thérapeutique.

Retranscription de l’intervention de N. SCHWALBE à l’IMEC en septembre 2021

Introduction: l’impensé du soin, à l’écart du care.

Avant d’aborder la question de la psychothérapie dans le contexte des cliniques contemporaines de la précarité et de l’errance, il convient de se pencher un tant soit peu sur l’usage que nous faisons du concept de soin. La crise sanitaire du COVID-19 a en effet placé le soin et les soignants au cœur de nos préoccupations existentielles et des nos considérations socio-politiques. Pour autant, le soin paraît être un concept qui demeure, me semble-t-il, cloîtré dans son impensé. En effet, il est aujourd’hui aisé de réduire le soin au care, ce terme anglais venu des langues germaniques dont l’étymologie connote à la fois le souci, la protection et le deuil. Réduire le soin au care revient à négliger les ressources fécondes de ce terme qui, sur un plan strictement étymologique, renvoie non seulement au souci, mais aussi au songe et à la pensée. Quand bien même le songe du soin resterait enfoui sous le souci du care, le travail patient, réfléchi et risqué de la réflexion interdisciplinaire et de la clinique interculturelle permet d’entendre (encore) une pensée soignante (toujours) soucieuse non seulement du malade ou de la maladie mais aussi du sujet, du songe et du fantasme qu’il(s) incarne(nt). L’abord de cet impensé du soin nous écarte du souci soignant et nous (r)approche d’une pensée effective du songe fantasmatique; un ailleurs qui ne saurait se trouver autre part qu’ici, un ailleurs où le geste soignant pense autant qu’il panse.

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Réflexions à propos de productions cartographiques

 

Retranscription l’intervention de Nicolas ROBERT lors du Workshop du 24. avril 2022 (Marseille)

« Dans le cas des cartes, le ressouvenir se fait donc non par la représentation, mais de manière infraverbale, par le geste, par le mouvement du corps, et suivant un registre partiellement désymbolisé. Je précise « partiellement désymbolisé » et non « a-symbolique », car l’inscription du corps dans le trait, si frustre, si ébauché soit-il, si peu informé par un savoir ou une technique qu’il puisse être, n’en est pas moins une première forme d’accueil, une première adresse [1]. ». 

Ma rencontre avec Fernand Deligny et avec les cartes des présences proches a été tardive. Je dirai même que cette rencontre se fait encore aujourd’hui avec les membres de ce groupe et dans l’après-coup du poste que j’ai occupé pendant cinq ans à la prévention sociale sur le centre de Paris [2]. Ce début de réflexion que je propose ici, est né de la conjonction entre la carte et l’une des questions qui a émergée lors de ma thèse et que je pourrais résumer ainsi : Comment écrire l’intensité ? Comment en témoigner et en dire quelque chose ? Comme le remarquait Pierre Klossowski, « Rendre compte de la pensée en tant que fluctuation d’intensité revient à décrire la vie dans cette incommunicabilité foncière [3]. ».

Si, malgré cette rencontre tardive, j’ai été très tôt sensible à la carte comme objet et à l’acte de cartographier, il me faut patienter un peu avant d’en témoigner ici et y revenir plus loin en suivant les lignes de mes associations. J’ai donc été pendant plus de cinq ans psychologue clinicien au sein du service de « prévention sociale » de l’association CASP sur le centre de Paris. Ce service a pour vocation de travailler auprès des trop vite nommés « jeunes en errance » et plus généralement, auprès des jeunes de 12 à 30 ans « en [4] » rue sur les quatre premiers arrondissements de la capitale. Ce qu’il est important de préciser, c’est que la présence à Paris, sur le secteur des halles, de la prévention – qu’elle fût spécialisée pendant environ 20 ans ou sociale depuis 2017 – tient d’une part, à la présence historique et éparse de certains publics (communautés antillaises, punks, travelers, skinneds, jeunes dits « de quartiers », youtubeurs, tiktokeurs, jeunes et moins jeunes isolés, précaires, etc) et d’autre part, à la nature particulière du terrain des halles qui se constitue sur plusieurs niveaux de tunnels et de coursives s’étageant les uns sur les autres, où dorment, vivent, se droguent et meurent des jeunes et des vieux.

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Nourrir une vie, au gré de souffles, de songes et de sons

Retranscription de l’intervention de N. SCHWALBE à la Déviation Avril 2022

“Nourrir une vie, au gré de souffles, de songes et de sons”

Une pensée pour celles et ceux qui vivent là, 

dans cette ville sans fin(s): 

Los Angeles.

Une pensée pour celles et ceux qui habitent là, 

   dans cet entrecroisement de rues, 

                           que l’on nomme, 

Skid Row.

Mot-à-mot “ligne déviant(e)” ou bien même,

                      “ligne errant(e).” 

Celles et ceux qui vivent là, 

on les appelle en anglais les “homeless” 

en français les “sans-abri,” 

ou plus violemment 

(encore) 

“SDF.”

Au milieu d’odeurs nauséabondes, de tentes, de déchets, de déjections, et de seringues, 

De chiens et de chats errants, 

De deals, d’embrouilles et de rixes; 

des humains, 

se croisent et se rencontrent, 

là, 

sous un soleil de plomb,

entre ciel-terre.

Celles et ceux 

qui se retrouvent, 

   là,

traversés et animés par le(s) souffle(s) ardent(s) 

                   d’un Vent 

            qui (col)porte avec lui 

de fines particules de pollution,

celles qui obstruent les canaux respiratoires et qui en même temps,

(trans)portent en leurs girons,

les iodes marines de l’Océan, celles qui libèrent le(s) souffle(s), 

Ce Vent-là, il les balaye,

Celles et ceux qui se retrouvent, 

là,

                         cernant, 

au gré de leurs dires et de leurs gestes, 

     ce petit 

           rien 

qui pourtant rend,

                       la vie,

                                    (toujours) 

                     plus

           vi(v)able.

Il y a celles et ceux qui vivent là, 

Et ceux et celles qui leur rendent visite. 

Ceux et celles qui attendent la rencontre,

Et celles et ceux qui viennent la chercher. 

Parmi ceux et celles là, 

Il y a un petit groupe, 

Un groupe qui ressemble (un) peu aux “autres,” 

Un groupe de bénévoles, 

Tous “domiciliés,”

Distribuant de la nourriture,

Préparée de leurs mains,

Avec “amour” disent-ils,

Pour celles et ceux qui vivent là, 

“Sans domicile fixe” 

Comme 

ON 

                                       dit… 

D’un bout à l’autre de ce(s) terrain(s)

     au(x) frontières 

      (toujours)

mouvantes, 

il(s) 

(se) 

dessine(nt) 

                                                (encore),

là,

          des 

         tentatives.

*

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Une errance qui fait lieu : une méthode pour survivre

Martin Lamadrid

Do you see people there?

Le quartier a été rebaptisé Stalincrack. Dernièrement une centaine de personnes se réunissaient au Jardin d’Eole pour consommer du crack. Suite à la plainte et aux pressions exercées sur la Mairie de Paris, les voisins parviennent à les expulser. Un matin, Madame Anne Hidalgo, de nombreuses caméras et les forces de l’ordre ont expulsé plus d’une centaine de personnes qui abritaient, consommaient, vendaient et vivaient dans ce jardin occupé. Mais la situation semblait s’être aggravée : le problème s’était déplacé à la ville, aux abords du jardin. Un des membres de l’association Renaissance des Jardins D’Eole a déclaré : “Les gens à qui on en parle n’y croient pas si on ne montre pas d’images. On a du mal à imaginer qu’il y a ça en plein Paris[1]”. Après l’expulsion on pouvait le croire, mais cela semblait être encore pire. Ces cent personnes n’allaient pas partir, c’était clair. Ils n’étaient pas dans le jardin, mais ils étaient adossés à leurs nouvelles balustrades. Le crime était visible, et noir comme la peau de la plupart des peaux qui brillaient au soleil, tandis que ses porteurs, presque inconscients après des heures et des heures de consommation, se jetaient dans la rue au milieu de cris plus animaux qu’humains.

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